Article du Point - Juillet 2008

Publié le 28 Juillet 2008

C’est une bombe à retardement que les psychanalystes pensaient avoir désamorcée. Il y a cinq ans, la profession s’était élevée contre l’amendement, déposé par le député UMP Bernard Accoyer, qui voulait réglementer la psychothérapie. La loi sur le titre de psychothérapeute ne fut jamais appliquée, faute d’un décret. Mais le Conseil d’Etat devrait remettre en selle ce décret. L’arrêté qui doit suivre provoque la colère des psychanalystes. L’un des plus éminents prend la plume dans les colonnes du Point.

Jacques-Alain Miller

Le « psy » est devenu pour les Français un personnage familier. Non pas que l’on sache toujours précisément ce qui distingue le psychanalyste et le psychothérapeute, le psychiatre qui donne des médicaments et le psychologue qui n’en donne pas. Dans l’opinion publique, le psy, c’est d’abord quelqu’un qui vous écoute. C’est quelqu’un à qui se confier, à qui se fier, devant qui on peut se livrer en toute liberté. Quelqu’un qui aide la souffrance (ou l’énigme) qui vous habite à s’exprimer et à se mettre en mots. Quelqu’un qui vous reçoit en tant que vous êtes un être à part, une exception, valant par elle-même, pas n’importe qui, pas un numéro, pas un exemplaire de votre classe d’âge ou de votre classe sociale. Dans un monde où chacun sent bien qu’il est désormais jetable, la rencontre avec le psy reste une clairière, une enclave intime, on peut même dire une oasis spirituelle. Devant l’ampleur de ce phénomène de société, les grandes institutions et les grandes entreprises ont voulu avoir leurs psys. Mais le public ne s’y trompe pas ; il sait bien quand le psy sert d’abord les intérêts d’un maître et quand il est d’abord au service de celui qui lui parle. Eh bien, ce monde est menacé de finir. Sachez que, dans les profondeurs de l’Etat, des officines obscures travaillent d’arrache-pied à la mise au point d’un prototype encore secret, destiné à mettre progressivement au rancart les psys d’antan : et le psy qui, au nom de son autonomie professionnelle, résiste à sa hiérarchie ; et le psy génial, ne devant sa clientèle qu’au bouche-à-oreille ; et le psy libéral, qui ne doit de comptes qu’à son analysant. Les psys à la poubelle ! Place au techno-psy ! Le techno-psy n’aura pas pour fonction d’accueillir chacun dans la singularité de son désir : quelle perte de temps ! quel mauvais ratio coût-profit ! et puis, guérir avec des mots, c’est de la sorcellerie ! Non, le techno-psy n’écoute pas, il compte, il étalonne, il compare. Il observe des comportements, il évalue des troubles, il repère des déficits. Autonomie zéro : il obéit à des protocoles, fait ce qu’on lui dit, recueille des données, les livre à des équipes de recherche. Les appareils de l’Etat sont là dès les premiers pas de sa formation, et il leur restera soumis au fil du temps par des évaluations périodiques. La vérité est que le techno-psy n’est pas un psy : c’est un agent de contrôle social total, lui-même sous surveillance constante. Je sais : on croirait de la science-fiction. Même Staline n’a pas osé ça. Encore plus fort que la Stasi : elle posait des micros, là on vous branche directement un technicien sur le cerveau. C’est pourtant ce à quoi tend très précisément le texte de l’arrêté qu’un conclave de fonctionnaires de la Santé et de l’Enseignement supérieur se vante dans Paris de faire signer par leurs ministres, dans la moiteur du mois d’août. Ce beau projet repose sur un tour de passe-passe. Il ne suffit pas de programmer la mort du peuple psy : pour que rien n’en subsiste, il faut encore le dépouiller de son nom. Techno-psy, je te baptise... psychothérapeute ! Dès que le Conseil d’Etat aura adopté le décret d’application de la loi sur le titre de psychothérapeute, les masques tomberont : par simple arrêté ministériel, ce sera l’an I de l’ère du techno-psy. On songe à Brecht : le gouvernement, mécontent du peuple, décide de le dissoudre et d’en élire un autre. Ou encore à Lewis Carroll : « La question, dit Alice, est de savoir si vous avez le pouvoir de faire que les mots signifient autre chose que ce qu’ils veulent dire. - La question, riposta Humpty Dumpty, est de savoir qui sera le maître... Un point, c’est tout. » Le pire, pourtant, n’est pas sûr. Il m’étonnerait que Roselyne Bachelot, que Valérie Pécresse veuillent attacher leurs noms à cette infamie. Et puis, il y a aussi cette jeune femme qui a témoigné publiquement de ce qu’elle devait à la psychanalyse. Devenue la « reine de coeur » de ce pays, elle ne dira pas : « La psychanalyse ? Qu’on lui coupe la tête ! »

Publié le 03/07/2008 par Le Point

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